La bibliothèque d'Alberto Giacometti

Fondation Giacometti -  La bibliothèque d'Alberto Giacometti

Patricia Matisse, Chambre de l'atelier d'Alberto Giacometti, n.d., Pierre and Tana Matisse Foundation
© Succession Giacometti (Fondation Giacometti, Paris et ADAGP, Paris)
© Patricia Matisse

Dès son plus jeune âge, Giacometti apprend à dessiner en copiant les chefs-d’œuvre du passé d’après les nombreux livres et revues d’art de la bibliothèque paternelle. Une fois installé à Paris, l’artiste quitte rarement son atelier, hormis ses allers-retours réguliers avec la Suisse. C’est qu’il voyage avant tout à travers ses livres : il y découvre les grands artistes européens mais également les civilisations antiques et extra-européennes, notamment l’art égyptien qui aura une influence déterminante. Giacometti ne collectionne pas d’art, mais il continuera toute sa vie à acquérir régulièrement des catalogues d’exposition, des ouvrages monographiques et des essais sur l’art, sur lesquels il copie souvent directement les images. Au cours de sa vie, il constituera une bibliothèque d’environ 1500 ouvrages, dont près de 1200 sont conservés par la Fondation Giacometti. A la fois source d’inspiration et support de dessins, les livres sont particulièrement importants dans l’esthétique de l’artiste. Ils sont omniprésents dans l’univers étroit et confiné de l’atelier. En dehors de quelques étagères murales qui font office de bibliothèques dans sa chambre, l’artiste se soucie peu de la conservation de « tous ces livres entassés pêle-mêle sur le divan ». Ils sont à plusieurs reprises le sujet de dessins ou d’estampes, notamment pour deux lithographies de l’ouvrage Paris sans fin. Il est aussi fréquent qu’un livre, trainant dans la poche de son veston, fasse office de carnet de notes, comme le rapporte Giorgio Soavi : « de temps en temps, il le feuillette comme s’il y trouvait transcrits les numéros de sa vie.(…). Il y a des annotations, des numéros, des dessins, des projets. Tout a été écrit et noté au milieu des espaces libres, sur les pages blanches où même sur celles qui les suivent ».

Loin d’être un bibliophile, Giacometti n’en est pas moins grand amateur de poésie et de littérature. Les plus grands écrivains et poètes comme Jean Cocteau, René Crevel, Robert Desnos, René Char, Isidore Isou, Michel Leiris, Francis Ponge, Elsa Triolet, Jean-Paul Sartre, etc. côtoient dans sa bibliothèque des auteurs plus confidentiels. Ami des poètes et des artistes, il est sollicité tout au long de sa carrière pour des estampes ou des dessins destinés aux éditions prestigieuses en tirage limité : grâce aux accords de partage conclus avec les éditeurs de ces livres, sa bibliothèque s’enrichit aussi de belles éditions rares. Il illustre aussi, pour soutenir leurs publications, les recueils de Olivier Larronde et Lena Leclercq, de jeunes poètes de la « nouvelle génération » des années 50, ainsi que de André du Bouchet et Jacques Dupin. Il conserve ces ouvrages d’amis dont beaucoup lui sont dédicacés. Salvador Dalí lui rappelle son « amitié et admiration »  en dédicace de « l’amour et la mémoire » publié en 1931 aux éditions surréalistes. André Breton écrit sur la page de garde de « Qu’est ce que le surréalisme » (1934) les vers suivants : « C’est la lutte d’Alberto Giacometti contre l’ange de l’Invisible qui lui a donné rendez-vous dans les pommiers en fleurs ». Giacometti admire la capacité de ses amis écrivains à formuler leurs pensées, lui pour qui l’exercice est des plus difficile. Il est tenté dès l’époque surréaliste par l’aventure littéraire et surtout poétique, mais le français n’étant pas sa langue maternelle, il développe une relation complexée à l’écriture. Difficulté que Breton l’aide à surmonter, ce qui lui permet de publier dans les revues surréalistes. Il poursuivra cette activité sporadiquement jusqu’à sa mort. A la fin de sa vie, Tériade l’encouragera à écrire pour Paris sans fin, seul livre comprenant un texte de l’artiste. La rédaction de ce texte est éprouvante : « une fois de plus aujourd’hui, (…) j’essaie d’écrire ce texte qui m’occupe presque exclusivement depuis une semaine, mais chaque jour la difficulté de trouver les mots, de construire des phrases sans poids, sommaire et ne disant pas du tout ce que je veux. »

Sa relation avec sa femme et modèle Annette est particulièrement marquée par leurs goûts communs pour la littérature. A plusieurs reprises, l’un et l’autre s’offrent des livres, suggérant une connivence qui dépasse le jeu de rôle muse / artiste. Annette partage son goût de la poésie, lui offrant les poèmes de Stéphane Mallarmé ou une anthologie de la poésie du XVIème Siècle. Giacometti lui offre en 1955 Goethe et Tolstoï de Thomas Mann, elle lui offre en retour Littérature et Révolution de Léon Trotsky et Le 18 brumaire de Louis Bonaparte de Karl Marx. En plus de la littérature et des ouvrages politiques, Giacometti lit assidument les revues de son époque, et près de 490 périodiques constituent une part importante de sa bibliothèque. Il acquiert  ainsi les premiers numéros de Cahiers d’art, revue fondée par Zervos en 1926, plusieurs numéros de Documents, créé en 1929 par Leiris et Bataille, puis les revues surréalistes comme Le Surréalisme  au Service de la Révolution lancée par Breton et  Minotaure, la revue de Skira. Durant la guerre, il est aux cotés de ce dernier lors des réunions à Genève qui aboutissent à la naissance de Labyrinthe en 1945. Après la guerre, il lit régulièrement La Nouvelle Revue Française dont il garde aussi les numéros depuis 1929, et Les Temps Modernes, créée par Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir en 1945 ou Critique fondée par Georges Bataille en 1946. Certaines de ces revues lui servent de support de dessins, ou comportent des articles soulignés et annotés… Bien que très endommagées, Giacometti conservera ces revues toute sa vie dans son petit atelier, ce qui témoigne de l’importance qu’il leur accorde.

Parmi les nombreuses lectures de Giacometti, les romans policiers occupent aussi une place de choix et notamment ceux de la célèbre « Série noire », publiée par Gallimard depuis 1945 dont plus de 60 exemplaires annotés et dessinés resteront dans l’atelier après sa mort.

Thierry Pautot

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