Les Arts décoratifs

Fondation Giacometti -  Les Arts décoratifs

Anonyme, Stock de meubles Jean-Michel Frank / Adolphe Chanaux, n.d., coll.Fondation Giacometti, Paris.
© Succession Giacometti (Fondation Giacometti, Paris et ADAGP, Paris)

Parallèlement à son travail de sculpteur, Alberto Giacometti débute à partir de l’année 1929 la réalisation d’objets décoratifs. C’est par l’intermédiaire du peintre André Masson qu’il obtient sa première commande pour le nouvel aménagement du bureau du banquier Pierre David-Weill. Il crée un premier bas-relief en bronze très proche des sculptures surréalistes qu’il réalise à l’époque et une paire de chenets en forme de chiens. L’année suivante, il conçoit un nouveau bas-relief, cette fois-ci destiné à orner l’un des murs du salon du nouvel appartement de Georges Henri-Rivière.

La véritable implication de Giacometti dans le monde des arts décoratifs se développe réellement à partir de sa rencontre avec le décorateur Jean-Michel Frank avec qui il collabore régulièrement tout au long des années 1930. Plus qu’une simple relation de travail, c’est une véritable amitié qui va se nouer entre les deux hommes et ne prendra fin qu’au décès tragique de Jean-Michel Frank en mars 1941. Frank est alors un des décorateurs les plus influents de Paris qui attire, autour de lui, artistes et architectes, comme Salvador Dali, Christian Bérard, Paul Rodocanachi ou Emilio Terry. Il aménage les intérieurs d’une partie de l’élite parisienne mais aussi certaines grandes maisons de luxe, en bousculant les codes de l’aménagement d’intérieur, notamment par le dépouillement radical de l’hôtel particulier des Noailles, avenue de New York, qui fera date.

Frank débute sa carrière de décorateur d’intérieur au début des années 1920 mais celle-ci ne prend un tournant professionnel qu’à partir de 1930, lorsqu’il devient directeur artistique de la société Chanaux et Compagnie. Il s’entoure alors d’une véritable équipe de création. Tout en gardant chacun leur personnalité, les créateurs, selon les mots de Jean Cocteau, « s’effaçaient d’eux-mêmes et collaboraient à l’ensemble sans prendre la vedette » contribuant à définir une esthétique originale, caractérisée par une simplicité extrême des formes et une réduction des couleurs, tout en trouvant régulièrement ses sources dans le passé.

En mars 1935, Frank ouvre une boutique au 140 rue du Faubourg-Saint-Honoré à Paris. De l’événement, reste une série de clichés pris par le photographe de mode François Kollar. Frank et son associé l’ébéniste Adolphe Chanaux sont entourés de leur équipe de collaborateurs : Bérard, Terry, Rodocanachi, Alberto Giacometti mais aussi son frère Diego. Celui-ci seconde Alberto dans l’exécution de ses objets et devient également l’auteur de quelques modèles diffusés par Frank.

Dès le début des années 1930, la clientèle de Frank est internationale, et les pièces de Giacometti jouiront d’un grand succès, notamment auprès de plusieurs décoratrices d’intérieurs, telles Syrie Maugham en Angleterre et l’américaine Frances Elkins. Elles apparaissent régulièrement dans la presse spécialisée de l’époque, notamment dans les pages de Vogue ou d’Harper’s Bazaar. Frank reçoit des commandes importantes en 1938-1939, l’une pour l’appartement Newyorkais du gouverneur Nelson Rockefeller, et l’autre pour la décoration de la villa d’un riche couple d’argentins Jorge et Matilde Born. Dans chacun de ces projets, le décorateur utilise de nombreux éléments décoratifs déjà conçus par Giacometti, (lampe de table, lampadaires, appliques, vases), mais lui passe également commande de nouvelles pièces. Parmi les collaborateurs de Frank, Alberto Giacometti occupe une place privilégiée. Aucun aménagement ne sera complet sans inclure au moins une de ses créations. En tout, ce sont près d’une centaine de modèles que le sculpteur inventera pour le célèbre décorateur. Dans une lettre que Frank adresse à Giacometti, il ne manque pas d’humour pour inciter son ami à lui envoyer de nouvelles créations : « PS : tous les gens qui viennent ici ou à l’atelier se pâment devant vos œuvres. C’est la seule chose que l’on aime. Si vous faites d’autres modèles, peut-être  pourrais-je m’acheter un costume. Ne m’oublier pas = lampes, vases, à quand des meubles ? Tables, chaises, fauteuils, lits, canapés, etc… ». Giacometti est déjà par ailleurs célébré pour ses sculptures surréalistes mais ne considère jamais les arts décoratifs comme mineurs, continuant à fournir de nouveaux objets et à produire les commandes qui lui sont passées.

Dans une lettre à son galeriste Pierre Matisse de 1948, Giacometti rappellera le soutien de son frère et l’importance qu’il accordait aux arts décoratifs : « je ne peux faire des objets que parce que Diego travaille très bien et qu’il s’occupe de tout pour la fonte, etc, mais les objets m’intéressent à peine moins que la sculpture et à un certain point les deux se touchent. » A plusieurs reprises, les recherches qu’il mène dans un domaine trouvent des résonnances dans l’autre sans pouvoir véritablement déterminer si ce sont les arts décoratifs qui influencent sa pratique de sculpteur ou l’inverse. Ainsi en 1936, Giacometti réalise une Tête d’Isabel (dite l’Egyptienne) de style art déco, que l’on retrouve chez Frank. De même, le facettage des parois d’un de ses vases (vers 1934), rappelle les plans de sa sculpture le Cube (1933-34) attestant d’une similitude de formes. Avec la Table dite surréaliste (1933), Giacometti semble faire la synthèse des arts en réalisant une sculpture composite constituée de nombreux éléments décoratifs déposés sur une table. 

L’artiste est particulièrement sensible aux arts extra-européens. Dès le milieu des années 1920, Giacometti emprunte des formes aux arts d’Afrique, sa Femme cuillère (1927) probablement inspirée d’une cuillère Dan de Cote d’Ivoire, transposant un objet rituel dans le champs plastique de la sculpture. De la même manière, Giacometti trouve dans les arts du passé, des motifs qui lui servent à composer ses objets décoratifs. Ainsi, la lampe dite Egyptienne, rappelle un modèle de lampe à huile découvert dans la tombe du pharaon Toutankhamon en 1922, que Giacometti a simplifié et épuré, enlevant toute référence au motif végétal gravé sur l’original. Le lampadaire « Grande feuille» reprend par ailleurs directement une partie d’un porte-offrande polynésien que Giacometti a pu voir au Musée de l’homme de Paris. Ces références explicites sont néanmoins assez rares dans sa production, l’artiste préférant l’évocation des œuvres du passé à leur citation littérale. Les pièces créées par Giacometti évoquent des objets de fouilles comme exhumés par l’artiste de civilisations imaginaires.

L’apparence de ces objets reste proche de celle de ses sculptures. Sous une apparente symétrie, les surfaces sont inégales, griffées, voire accidentées, le modelé en est irrégulier. Privilégiant comme pour ses sculptures, le plâtre et le bronze, les « objets utilitaires » comme Giacometti se plait à les nommer, restent des objets d’exceptions, produits de manière artisanale. Le plâtre est, la plupart du temps, laissé dans sa couleur blanche d’origine, répondant particulièrement à l’esthétique épurée caractéristique des intérieurs de Frank. Si Giacometti consacre plus de la moitié de sa production aux luminaires (lampadaires, lampes, appliques, lustres) auxquels s’ajoutent quelques coupes et vases, il s’essaye également à la création de différents éléments mobiliers : manteaux de cheminée, chenets, boutons de porte, miroirs, guéridons et autres accessoires décoratifs.

En dehors des commandes de Frank, Giacometti a accepté quelques commandes privées. A la demande de Lise Deharme, proche d’André Breton, il réalise un décor mural unique en plâtre (vers 1934), aujourd’hui disparu, constitué d’étranges formes biomorphiques et quelques bijoux et boutons pour Elsa Schiaparelli.

La guerre et la mort de Frank marquent une rupture dans la production, que Giacometti reprendra avec son frère Diego dès son retour à Paris en 1945. Giacometti confie à son frère le suivi des éditions d’une partie des modèles créés pour Frank qui seront diffusés en France jusqu’à la fin des années 1950 par l’intermédiaire du décorateur Jacques Adnet, directeur de la Compagnie des arts français. Principalement pour répondre à des commandes d’amis, comme l’éditeur Tériade ou son galeriste Aimé Maeght, l’artiste réalisera encore jusqu’au début des années 1950 quelques nouveaux modèles, intégrant parfois même des motifs de son œuvre sculptée. Ainsi pour l’éditeur Louis Broder, associe-t-il dans un même lustre la figure emblématique de l’homme qui marche à celle d’une femme debout les bras levés comme dans la première version de La Cage. Il reprendra, en le doublant, ce même type de figurine dans la Lampe-coupe aux deux figures. En 1952, Giacometti écrit à Pierre Matisse qui diffuse en exclusivité ses objets sur le marché américain : « J’ai modelé une coupe qui est de loin ce que j’ai fait de mieux dans ce domaine ».

Thierry Pautot 

Images
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